Reconstruisons des collectifs : la clé de la résistance syndicale

Tranche de vie syndicale :
X pleure au téléphone. Je l’écoute. Je la soutiens avec tout mon savoir-faire de psychologue clinicien. Pourtant, je suis inquiet. Très inquiet même. Un à un, je repère dans son discours les signes alarmants d’un possible passage à l’acte suicidaire. Je lui ordonne – presque – d’aller voir un psychiatre. Elle sera arrêtée. Je suis soulagé.
Ses collègues aussi ont eu peur. Très peur.
X est chef de service. X est pourtant convoquée au siège pour un entretien préalable à sanction. X ne voit pas d’issue. X se sent prise au piège. Et surtout, X ne comprend pas ce qui lui arrive.
Quelques semaines plus tôt, je rencontre X afin de préparer son entretien. Ensuite, X m’appelle presque un jour sur deux. En pleurs la plupart du temps.
C’est que X est nouvelle. X est jeune. Moins expérimentée que ceux qu’elle encadre. La charge de travail est écrasante : beaucoup de dossiers, des échéances impossibles à repousser, et, par-dessus tout, une équipe en crise. Une équipe qui refuse de retourner dans un quartier chaud. Là où il y a des fusillades. Là où il y a eu un mort par balles l’été dernier. Pourtant, « On » demande à X de recueillir leur avis : sont-ils prêts à y retourner ?
Et en même temps, « On » lui dit qu’ils doivent y retourner.
Le paradoxe est cruel : « Prends leur avis » se heurte frontalement à « Convainc-les ! ». Que faire si l’équipe refuse ?
Et d’ailleurs, l’équipe refuse.
La direction considère le refus comme un échec. C’est X qui a mal concerté l’équipe ! Comprendre : X n’est pas arrivée à les convaincre de retourner sur le terrain. C’est de sa faute.
X, l’ancienne étoile montante de la direction. De jeune cadre en qui la direction avait placé sa confiance, X tombe alors en disgrâce.
Rejetée. Surmenée. Sans formation au management et encore moins à la manipulation, X tient à peine le coup. En fait, X ne comprend pas. Après tout, c’est la direction qui l’a choisie, qui a cru en elle et qui l’a promue. C’est qu’elle doit bien valoir quelque chose !
X veut se racheter. X ne veut pas décevoir. X veut redorer son blason. X peut y arriver. Elle en est persuadée !
Très vite, je m’aperçois que ce qui détruit le plus X c’est le deuil impossible de cette narcissisation à outrance. Cette reconnaissance et cette confiance qui lui ont tout permis et qui lui ont été retirées d’un seul coup.
L’amour n’y est plus. Comme un maquereau qui passe de l’idéalisation au mépris, la direction ne s’adresse plus à X. Fini les éloges. Fini les opportunités. On évite X. On ne la prévient pas. On ne l’informe plus non plus. Les orientations sont directement transmises à son équipe. X tente de renouer le dialogue. En vain.
X n’est plus digne de confiance. Et rien n’y fait.
Finalement, X finira par commettre de « vraies » fautes. X sera convoquée et sanctionnée.
Cette sentence sera vécue comme une libération.
Quelques temps plus tard, X quittera l’association.
Une de plus.
Encore.
Et nous dans tout ça ?
Nous qui, d’ailleurs ?
Nous, simples salariés ?
Nous, simples élus ?
Nous syndicalistes ?
Après tout, qu’est-ce qu’on y peut, nous ?
(Attention, cette narrativisation est purement subjective et ne prétend pas refléter la réalité)
L’action syndicale : un contre-pouvoir à renforcer face à de nouvelles stratégies managériales
L’action syndicale, au cœur de nos engagements, repose sur une exigence fondamentale : garantir des conditions de travail et de rémunération dignes et un partage de la valeur équitable. Mais être un contre-pouvoir efficace exige des moyens, et le principal levier dont nous disposons est le rapport de force. Une fois ce rapport de force établi, alors seulement peut s’ouvrir un véritable espace de négociation.
Cependant, dans notre secteur, mobiliser les salariés est devenu une tâche complexe. Nous constatons souvent une adhésion passive mais sans que les intéressés ne rejoignent l’action collective. Pourquoi ?
Parce que, depuis des décennies, les employeurs ont compris que pour empêcher l’émergence d’un rapport de force, il fallait entretenir la défiance et détruire les collectifs. Les syndicats, les métiers et les équipes.
Diviser pour affaiblir : une stratégie patronale bien rodée
La fragmentation des mouvements syndicaux a été une des armes les plus efficaces utilisée par les employeurs. En finançant des syndicats alternatifs (comme FO et la CFTC dans les ports à Marseille) ou en créant certains de toutes pièces (par exemple Arc-En-Ciel chez Orpea), les possédants ont affaibli la capacité de résistance des travailleurs.
Plus de syndicats = moins de rapport de force.
Autre levier : l’individualisation des salariés. Les employeurs ont promu un modèle de travail centré sur l’individu, détaché du collectif. En valorisant des « qualités personnelles » plutôt que les compétences professionnelles, les employeurs ont dépossédé les travailleurs de leur expertise et de leur métier. Résultat : l’idée de travailler ensemble, en équipe, pour résoudre des problématiques complexes est remplacée, petit à petit, par des listes de tâches systématisées. Les arbres décisionnels (algorithmes), inexorablement, effacent les savoir-faire des métiers jusqu’à faire disparaître le jugement des professionnels.
La domestication des résistances
Les employeurs n’ont pas seulement fragmenté et individualisé, ils ont aussi su institutionnaliser les contre-pouvoirs pour les rendre gérables au nom du sacro-saint « dialogue social ».
Des outils comme le CSE ou les NAO, pourtant conçus pour que les salariés aient un droit de regard sur la marche de leur entreprise, ont été vidés de leur substance.
Les ordonnances Macron de 2018 ont amplifié cette tendance, en instituant des « représentants de proximité » ou en favorisant des consultations directes, sans syndicats. Ces mécanismes créent des contre-pouvoirs factices, parfaitement maîtrisés par les employeurs, qui peuvent alors, hypocritement, se vanter d’un « authentique dialogue social sans entrave ».
La manipulation émotionnelle au service du contrôle
Au-delà de ces stratégies structurelles, les employeurs ont affiné la méthode d’individualisation du salarié en s’attaquant directement, désormais, à ses émotions. En flattant, en isolant, en jouant sur le besoin de reconnaissance et/ou en pseudo-concertant (entre autres) ; les chefs organisent une forme de soumission librement consentie.
Dans notre secteur, cette manipulation émotionnelle est d’autant plus efficace que les salariés et les élus viennent souvent d’une culture de la relation d’aide. Habitués à travailler dans l’écoute et l’empathie, nous avons des réflexes orientés vers la coopération. Mais face à des interlocuteurs insincères et formés à la manipulation, ces qualités deviennent des failles.
Devenir familiers des techniques de manipulation pour mieux les contrer
La mobilisation des salariés repose sur une concertation de terrain, une prise de conscience collective et un passage à l’action. Mais les mécanismes de manipulation déployés par les employeurs sont redoutablement efficaces et anesthésient l’engagement : « pourquoi m’indignerais-je ? Puisque j’ai moi-même participé à la mise en place du dispositif ? ». Encore une fois, ces techniques visent à façonner l’opinion et à fragiliser les collectifs en flattant les individus.
Face à cette réalité, il semble judicieux que nous, syndicalistes, soyons aptes à reconnaître les techniques managériales qui ont pour but d’endormir nos collègues.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de manipuler les collègues à notre tour, mais bien de contrer l’emprise des discours managériaux. Ce n’est qu’à partir de là que nous pourrons accomplir notre véritable objectif : rassembler, reconstruire des collectifs, et instaurer un rapport de force.
Sans collectif, il n’y a pas de résistance. Et sans résistance, les seuls changements qui viendront seront ceux des employeurs, eux-mêmes assujettis, aux tutelles et aux politiques publiques.
Et si on réfléchit, deux secondes, à ce qu’est devenu l’hôpital public avec la T2A, il est évident que ces changements ne profiteront ni aux salariés, ni aux usagers.
Syndicalisation de masse !
Face à ces défis, la solution semble évidente : une syndicalisation de masse. Mais en avons-nous encore les moyens ?
C’est que les employeurs ont su mettre en place un climat de défiance à l’encontre des résistants : « Un collègue qui n’a pas les mains dans le cambouis, c’est un collègue qui glande ! » Mais oui, c’est bien connu ! Alors ne parlons pas de ceux qui voudraient réfléchir.
Flatter ceux qui enchaînent les tâches et dévaloriser ceux qui prennent du recul permet de creuser un fossé entre les travailleurs. Le temps direct est mis en avant alors qu’il faut se battre pour maintenir le moindre temps indirect. Et ne parlons pas non plus de la stigmatisation opérée vis-à-vis des syndicalistes avec nos « scandaleux » temps de mandat !
La méfiance des salariés vis-à-vis des syndicats est nourrie et relayée par les employeurs. La peur d’être récupéré, par exemple, mais on ne se sait jamais par qui ni pourquoi il y aurait récupération. Cela reste un mystère, alors que la mise au pas et la perte de sens des métiers, eux, sont là et bien réels (voir Serafin-Ph et désespérer !).
Décidemment, les chefs savent diviser pour régner.
Cet individualisme entretenu est un poison, à la fois pour les salariés, les usagers et l’avenir même du secteur. Il engendre un travail isolé, un engagement vidé de son sens, et, au final, des professionnels démotivés et interchangeables. L’intérimaire en est l’aboutissement ultime.
Alors oui, il faut syndiquer !
L’un des enseignements de la mobilisation des Gilets Jaunes, c’est que des individus peuvent se rassembler, créer du collectif et instaurer un rapport de force, même sans structure initiale. On notera que l’absence de socle idéologique, de valeurs communes et d’organisation a fini par avoir raison de leur mouvement.
Notre rôle est d’aider la structuration de la résistance ! La syndicalisation massive ne se décrète pas, elle se construit par la mise en réseau des travailleurs, des rencontres régulières entre et intra métiers, des assemblées, des formations communes syndiqués/non-syndiqués.
C’est bien en créant ces espaces d’échange que nous briserons l’isolement et redonnerons du sens au collectif.
La syndicalisation massive est la seule voie pour reprendre la main, garantir un avenir plus juste aux salariés et offrir une prise en charge de qualité aux personnes que nous accompagnons.
Au sujet des auteurs de l'article :
Psychologue clinicien à l’ARI depuis 19 ans, Rémi Applanat partage son activité entre l’hôpital de jour et le CAMSP de la Ciotat et son engagement syndical. Il est le délégué syndical central supplémentaire de la CGT de l’ARI et secrétaire PAGF (trésorier) du syndicat.
Educateur spécialisé depuis 13 ans à l’ARI, Didier Zika partage son activité entre le DITEP Le Verdier à Martigues et son engagement syndical. Il est délégué syndical central de la CGT de l’ARI et secrétaire général du syndicat.
SOURCES :
- Sur l’historique de la casse des collectifs et des savoir-faire au profit du savoir-être : Danièle LINHART : La comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale (érès)
- Sur la domestication de l’action syndicale : Intervention de Stéphane Sirot (2019) – Vidéos Globenet
- Sur la mise au pas des collectifs métiers : Tract : « Pourquoi les psychologues UFMICT-CGT et UFICT-CGT sont-ils opposés à l’ordre professionnel ? »
- Sur la mise au pas du syndicalisme : Document d’orientation 51ème congrès confédéral de la CGT (Marseille) P. 26 document d’orientation du 51ème congrès : « 176. Sur le plan national, il s’est opéré, au fil du temps et au gré de la multiplication des organisations syndicales, un travail idéologique visant à modifier en profondeur la conception même du syndicalisme. La mosaïque que constitue le syndicalisme européen a certainement pesé pour que des formes de rapports sociaux existant dans d’autres pays servent en quelque sorte de référence pour tout l’espace européen. Il est aisé d’évaluer, de façon précise, la conjugaison des forces patronales, politiques et de certaines organisations syndicales pour transformer les formes d’action, d’organisation des salariés et la formalisation du dialogue social dans notre pays. »
« 181. Le patronat comme les pouvoirs politiques libéraux et certaines organisations syndicales conjuguent leurs efforts pour tendre à l’inverse vers un syndicalisme délégataire basé sur l’institutionnalisation. Un syndicalisme qui éloigne les salariés des lieux de décision et ignore ou contourne la démocratie sociale. C’est la dérive vers une démarche lobbyiste où la négociation cède la place à la compromission, ce qui conduit inexorablement les salariés à un abaissement de leurs droits et acquis sociaux. »
« 182. La CGT prône le progrès social dans ses repères revendicatifs et la démocratie syndicale dans sa démarche, cela doit donc être le fil conducteur de notre activité. » - Sur la création de faux syndicats pour casser la lutte :
- CASTANET Victor: Les fossoyeurs, Ed. FAYARD, prix Albert LONDRES 2022
- Wikipédia Activités de la CIA en France : » La CIA cherche à briser l’hégémonie de la CGT dans le monde syndical français. Elle soutient ainsi la création d’un syndicat non communiste, Force ouvrière (FO), notamment dans la ville de Marseille. Entre 1951 et 1954, la CIA dispose d’un budget d’un million de dollars par an à distribuer à Force ouvrière en priorité, ainsi qu’à des syndicats non communistes italiens, et au dockers de Marseille. Elle finance aussi la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). «
- Voir également : La CIA en France. 60 ans d’ingérence dans les affaires françaises, Seuil, 31 janvier 2014 (ISBN 978-2-02-115753-6)
- CHATGPT a été utilisé pour lisser le style de cet article.