Convention 66 : la fabrique des travailleurs pauvres !
Anatomie d'un déclassement : l'histoire d'une spoliation organisée.
Introduction.
Combien vaut le soin ? Combien vaut le lien humain ?
Si l’on en juge par les salaires du secteur social et médico-social, la réponse est brutale : pas grand-chose. Depuis un quart de siècle, les fiches de paie stagnent. Les métiers du soin, de l’accompagnement et de la solidarité — pourtant essentiels au fonctionnement de la société — restent prisonniers d’une reconnaissance au rabais.
Pendant que le coût de la vie s’envole, que le SMIC suit (tant bien que mal) la cadence de l’inflation, nos salaires, eux, sont restés cloués au sol. Année après année, le pouvoir d’achat s’effrite, avalé par une politique silencieuse mais redoutablement efficace : celle de la dévalorisation systémique.
Ce n’est pas une fatalité, c’est un choix. Un choix politique, assumé par omission, entretenu par indifférence.
Et c’est ce choix que cet article met en lumière, chiffres à l’appui. Car derrière les pourcentages et les courbes, il y a une réalité brutale : des travailleurs et travailleuses essentiels qui s’appauvrissent en silence. Et on se retrouve avec des précaires pour s’occuper d’autres précaires.
Ce texte n’est pas une lamentation. C’est un réquisitoire et un appel.
Un appel à ouvrir les yeux, à refuser l’érosion programmée de nos métiers, et à se mobiliser — avant qu’il ne soit trop tard.
I. Le grand décrochage : les chiffres qui ne mentent pas.
Comparer l’évolution de notre point d’indice à celle du SMIC et de l’inflation est la démonstration la plus brutale de la perte de notre pouvoir d’achat.
- Point d’indice CC66 (2000-2025) : de 3,40 € à 3,93 €, soit seulement +15,6 %.
- Inflation cumulée (2000-2025) : +44,3 %.
- SMIC horaire (2000-2025) : de 6,21 € à 11,88 €, soit +91,3 %.
Le constat est sans appel : alors que le SMIC a progressé 39 points au-dessus de l’inflation, la valeur de notre travail, représentée par le point CC66, a chuté de 37 points en dessous de l’inflation ! Ce n’est pas juste une fatalité, c’est un choix politique et patronal largement assumé par les gouvernements successifs et par les représentants de nos employeurs.

II. La double peine depuis 2022 : gel des salaires en pleine tempête inflationniste.
La situation s’est encore aggravée récemment. Depuis la dernière et maigre revalorisation du point CC66 au 1er juillet 2022 (à 3,93 €), nos salaires sont totalement gelés.
- Progression du SMIC (juillet 2022 – 2025) : +12,4 %
- Inflation cumulée sur la période : environ 13,24 %
- Progression du point CC66 : 0 %.
Pendant que les prix à la consommation flambaient, alors qu’une crise sans précédent frappe l’ensemble des ménages français, notre point d’indice reste gelé depuis 3 ans.
III. Le vol sur nos fiches de paie : une spoliation chiffrée, mois par mois
La question n’est plus de savoir si nous avons perdu face à l’inflation, mais de mesurer à quel point nous avons été déclassés par rapport au SMIC. Posons la question qui fâche : que serait notre salaire si la valeur de notre point avait simplement suivi la même progression que le SMIC depuis 2000 ?
Une perte sèche de 2,57 € par point !
Le calcul est simple et redoutable. Si le point CC66 avait suivi la progression du SMIC (+91,3 %), il ne vaudrait pas 3,93 € aujourd’hui, mais 6,50 €.
En incluant l’indemnité de sujétion spéciale (ISS), la perte mensuelle brute sur nos fiches de paie serait aujourd’hui de :
- Éducateur spécialisé : de +1 218 € (début de carrière) à +2 139 € (fin de carrière).
- Moniteur éducateur : de +1 154 € (début) à +1 830 € (fin).
- Agent de service intérieur : de +1 047 € (début) à +1 249 € (fin).
- Ouvrier d’entretien qualifié : de +1 056 € (début) à +1 407 € (fin).
IV. La dette cumulée : le vertige du préjudice sur une carrière.
Lorsqu’on cumule ce décrochage face au SMIC sur une carrière de 30 ans, on mesure l’ampleur vertigineuse de la spoliation. Les montants ci-dessous sont une estimation de ce qu’un salarié débutant en 2000 n’aura pas perçu, car sa rémunération a été totalement distancée par le SMIC (le calcul ne prend en compte que l’évolution du SMIC jusqu’en 2025).
- Un éducateur spécialisé ayant commencé au coefficient 434 en 2000 et terminant sa carrière au coefficient 762 en 2030 aura subi une perte estimée à 360 000 € sur l’ensemble de sa carrière.
- Un moniteur éducateur ayant commencé au coefficient 411 en 2000 et terminant sa carrière au coefficient 652 en 2030 aura subi une perte estimée à 315 000 € sur l’ensemble de sa carrière.
- Un agent de service intérieur ayant commencé au coefficient 373 en 2000 et terminant sa carrière au coefficient 445 en 2030 aura subi une perte estimée à 230 000 € sur l’ensemble de sa carrière.
- Un ouvrier d’entretien qualifié : ayant commencé au coefficient 376 en 2000 et terminant sa carrière au coefficient 501 en 2030 aura subi une perte estimée à 250 000 € sur l’ensemble de sa carrière.
Le gel du coefficient de base dans la Convention Collective de 1966 conduit à une spoliation en règle, où une carrière entière de dévouement se voit « récompensée » par la perte sèche de l’équivalent d’un logement ou de plusieurs années de salaire. Ce sont des projets de vie qui se trouvent ainsi volés, et c’est la valeur même d’un engagement au service des autres qui est purement et simplement niée.

V. S’organiser pour reconquérir notre dû.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’épuisement, la perte de sens, les démissions à répétition… rien de tout cela n’est une fatalité. Ce sont les symptômes d’une politique délibérée de dévalorisation de nos métiers. Et tant que cette logique restera en place, rien ne changera.
L’exemple de notre propre association, l’ARI, en est la parfaite illustration. Certes, la direction tente d’atténuer la perte de pouvoir d’achat par des primes ponctuelles qui sont évidemment les bienvenues. Ces gestes, bien que réels et bien intentionnés, posent cependant une question de fond : comment comprendre qu’au regard des excédents financiers importants dégagés chaque année, il ne soit pas possible de faire mieux et de manière pérenne ?
À cette question légitime, la réponse de la Direction Générale est aussi constante qu’incompréhensible : « On ne peut pas verser des éléments de salaires qui sortiraient de la convention collective, sinon les financeurs rejetteraient les dépenses. » L’argument ultime ? La peur de ne plus être perçus comme de « bons gestionnaires » aux yeux de ces mêmes financeurs. En clair, la crédibilité budgétaire et l’image de l’association priment, sur la juste rémunération de ceux qui, au quotidien, assurent l’accompagnement des personnes en situation de handicap. L’argumentaire de l’employeur révèle une soumission totale à une logique purement comptable et une incapacité à défendre réellement les salariés.
Face à cette posture, que reste-t-il ? Sinon de construire le rapport de force nécessaire pour imposer d’autres priorités ?
C’est le rôle historique du syndicat : non pas seulement constater les injustices, mais donner aux salariés les moyens de les combattre. Adhérer au syndicat CGT de l’ARI, c’est déjà faire le choix de ne plus subir.
C’est refuser la résignation, en transformant l’épuisement en énergie collective pour revendiquer, ensemble, ce qui est dû : une revalorisation des salaires à hauteur de l’inflation perdue, un mécanisme pérenne d’indexation sur le coût de la vie, et la reconnaissance pleine de nos qualifications et de notre engagement.
VI. CONCLUSION.
Cette lutte se joue, aujourd’hui, sur deux terrains. Le nôtre, au quotidien, et un autre, national et décisif pour notre avenir : celui des négociations de la future Convention Collective Unique Étendue (CCUE). C’est dans cette arène que les règles de demain seront écrites. Et dans une telle négociation, le poids de nos représentants nationaux ne dépend d’une seule chose : notre force collective sur le terrain.
Chaque adhésion est bien plus qu’un soutien ; c’est un mandat que nous donnons à nos négociateurs. Adhérer en nombre au syndicat CGT de l’ARI, c’est leur permettre de s’asseoir à la table des négociations non pas en position de faiblesse, mais forts de la légitimité d’une base nombreuse, unie et combative. C’est la garantie que nos revendications ne seront pas balayées d’un revers de main.
Nous devons peser ! Quitte à faire peur.
C’est cette conviction qui nous anime. Parce que nous croyons qu’aucune avancée n’est gentiment donnée, mais qu’elle se conquiert. Et c’est en nous engageant ensemble, solidaires et déterminés, que nous pourrons enfin rendre à nos métiers la dignité qu’ils méritent.
Au sujet de l’auteur :
Educateur spécialisé depuis 13 ans à l’ARI, Didier Zika partage son activité entre le DITEP Le Verdier à Martigues et son engagement syndical. Il est délégué syndical central de la CGT de l’ARI et secrétaire général du syndicat.