La Convention Collective Unique d'AXESS : Un miroir aux alouettes pour le travail social ?
Derrière l'Harmonisation, quelle vision du travail ?
Au cœur des débats qui animent le secteur social et médico-social privé à but non lucratif, les négociations pour une Convention Collective Unique Étendue (CCUE) cristallisent les tensions. Preuve de l’importance des enjeux et des inquiétudes qu’ils suscitent, les salariés du secteur se sont massivement mobilisés dans toute la France le 1er avril dernier, et une nouvelle journée d’action est d’ores et déjà annoncée pour le 15 mai prochain. C’est dans ce contexte social chargé que les propositions de la confédération employeur AXESS [1], visant en apparence à harmoniser et moderniser un paysage conventionnel jugé complexe, doivent être examinées. Car une lecture attentive de ces propositions, éclairée par les travaux reconnus en sociologie et psychologie du travail, révèle une trame plus inquiétante. Loin de répondre aux défis d’attractivité et de reconnaissance, ce projet semble instiller des logiques managériales qui pourraient bien dégrader durablement les conditions d’exercice et le sens même des métiers du soin et de l’accompagnement. Dans cet article, nous tentons de décrypter ces propositions à travers le prisme critique offert par des chercheurs comme Danièle Linhart, Thomas Coutrot, et Yves Clot.
La nouvelle gestion AXESS : Précarisation subjective et perte de contrôle
Le projet AXESS propose un système de classification et de rémunération (RMAG, CCG, ECC, primes conditionnées) qui, sous couvert de modernité, importe des logiques managériales aux effets délétères bien connus. Il faut ici mobiliser l’analyse de Danièle Linhart sur la « précarisation subjective » [2]. Linhart définit ce concept non comme la précarité du contrat de travail, mais comme l’insécurité et la fragilisation ressenties par les salariés, même stables (CDI), plongés dans une incertitude permanente quant à leur rôle, leur utilité et leur valeur professionnelle. Cette forme d’insécurité psychologique est, selon elle, une arme de gestion moderne.
Comment les propositions AXESS génèrent-elles cette précarisation subjective ? Plusieurs mécanismes identifiés par Linhart sont à l’œuvre. D’abord, la remise en cause constante des repères professionnels : le remplacement de la progression automatique à l’ancienneté (repère collectif stable basé sur l’expérience) par des primes liées à une évaluation managériale (via les ECC et l’atteinte de « degrés » de maîtrise) bouleverse les anciens critères de reconnaissance et de valeur. Ce ne sont plus l’expérience accumulée ou les savoir-faire du métier qui garantissent la progression, mais la capacité à répondre aux critères (potentiellement changeants et subjectifs) fixés par le management. Cette instabilité des critères et la nécessité de re-valider périodiquement sa « maîtrise » plongent le salarié dans l’incertitude décrite par Linhart. Ensuite, l’individualisation et la mise en concurrence : le système de primes individualisées, conditionnées à l’atteinte de « degrés » validés par la hiérarchie, isole les salariés et favorise la compétition au détriment de la coopération et des collectifs de travail. Chacun est poussé à « se dépasser » individuellement pour obtenir une reconnaissance qui était auparavant plus collective et prévisible, créant un climat de défiance et fragilisant les solidarités. Enfin, cela engendre une perte de maîtrise et de sens car le pouvoir d’évaluation et de reconnaissance est déplacé vers le management, sur des critères potentiellement éloignés du travail réel.
Les conséquences, décrites par Linhart, sont prévisibles et délétères : un climat d’anxiété, d’insécurité et de perte de sens, même sans menace directe sur l’emploi. Comme elle le résume, la précarisation subjective est une « mise en danger de soi, par une atteinte au sentiment de sa valeur, de sa légitimité. Elle contribue à élever le taux de souffrance au travail. »[3] Les salariés sont poussés à « se justifier », à prouver constamment leur valeur selon des critères qu’ils ne maîtrisent pas, générant potentiellement un sentiment d’illégitimité, d’isolement et d’épuisement professionnel. Cette approche managériale, comme le souligne également Thomas Coutrot, se traduit par une perte d’autonomie significative pour les salariés. Le contrôle sur la carrière et la rémunération passe du collectif et de l’objectivable (l’ancienneté) au management et au subjectif (l’évaluation). Or, la perte d’autonomie est un facteur clé de Risques Psychosociaux (RPS), surtout lorsqu’elle est combinée à une pression accrue pour la performance individuelle, comme c’est le cas ici.
Le temps de travail sous pression : Intensification, flexibilité et travail empêché
Cette atteinte à la sécurité psychologique et à l’autonomie trouve un écho tout aussi inquiétant dans les propositions relatives au temps de travail. En adoptant les durées maximales légales (jusqu’à 12h/jour, 48h/semaine), en affaiblissant les garanties sur les repos hebdomadaires (notion de moyenne) et quotidiens (repos de 9h possible) et en privilégiant une annualisation potentiellement synonyme de forte variabilité des horaires, le projet AXESS ouvre la voie à une intensification du travail.
L’analyse de Coutrot prend ici tout son sens. Ces mesures sur le temps de travail ne sont pas neutres : elles mettent en place une forme de flexibilité qui correspond précisément à ce que Thomas Coutrot analyse dans ses travaux sur les transformations néolibérales du travail. Il s’agit d’une flexibilité décidée « d’en haut », au service quasi exclusif des besoins de l’organisation, et souvent imposée au détriment de la prévisibilité et de la maîtrise de leur temps par les salariés. L’annualisation extensive, la possibilité d’étendre les journées à 12h ou les semaines à 48h, et la réduction des garanties de repos participent directement de cette logique promue par le projet AXESS. Comme le montre Coutrot, en créant les conditions d’une surcharge chronique et en imposant la fameuse et toxique combinaison « forte demande / faible contrôle » (le salarié subit la flexibilité plus qu’il ne la choisit), cette organisation du travail génère inévitablement fatigue, stress et risques accrus pour la santé.[4]
Appliquée au secteur social et médico-social, cette intensification risque fort de dégrader la qualité même du soin et de l’accompagnement. Comment « bien » travailler, comment maintenir une présence attentive et sécurisante quand le temps manque et que l’épuisement guette ? Cette pression temporelle conduit alors tout droit au « travail empêché » [5] décrit par Yves Clot. Faute de marges de manœuvre suffisantes, de temps pour la réflexion ou simplement pour souffler, les professionnels ne peuvent plus accomplir leur travail selon les exigences de leur « métier », selon leurs propres critères de qualité. C’est une source profonde de souffrance éthique et de démobilisation.
L'érosion du collectif : Quand les fondations du métier s'effritent
Au-delà de la gestion individuelle des carrières et du temps, le projet AXESS s’attaque également aux fondements collectifs qui structurent le travail et protègent les salariés. Ainsi, les congés trimestriels, actuellement de 18 ou 9 jours par an selon les emplois, seraient réduits à seulement 6 jours annuels dans la proposition AXESS, avec de surcroît une possibilité pour l’employeur de les monétiser plutôt que d’assurer le repos. Dans le même temps, les congés d’ancienneté, qui peuvent atteindre 6 jours après 15 ans de service dans la même entreprise selon la CCN 66, disparaîtraient purement et simplement. S’ajoutent à cette érosion des temps de repos la suppression apparente de certains congés familiaux spécifiques, la disparition programmée des majorations familiales et de sujétion spéciale, et l’incertitude pesante sur les maintiens de salaire en cas d’arrêt maladie ou de maternité. Cette accumulation de pertes témoigne d’une tendance lourde à affaiblir les garanties collectives.
Ces garanties ne sont pas anodines. Pour Yves Clot, elles constituent des ressources cruciales pour le « métier » et le « pouvoir d’agir » des professionnels. Les règles collectives – qu’elles concernent le temps, l’argent ou la sécurité face aux aléas – forment un cadre protecteur, un héritage qui permet d’exercer son activité dans la durée. La suppression massive des jours de congés trimestriels, par exemple, n’est pas seulement une perte de jours de vacances ; c’est la disparition d’un temps collectif garanti, une ressource temporelle non négligeable qui offrait aux salariés une respiration indispensable dans des métiers exigeants et qui constituait une part de l’héritage collectif du métier. Affaiblir ces ressources collectives, c’est réduire les marges de manœuvre face à l’intensification, c’est nier la dimension historique et collective des professions du soin, et c’est, in fine, potentiellement dégrader le sens même du travail. Comme l’analyserait également Danièle Linhart, cette destruction des garanties collectives sert aussi à isoler le salarié, à le rendre plus vulnérable et dépendant des décisions managériales individuelles.
Conclusion : Un projet en porte-à-faux avec le travail réel
Face à cet ensemble de propositions, le diagnostic est sans appel. Loin d’une simple modernisation, le projet de CCUE d’AXESS semble porter une vision du travail qui heurte de plein fouet les analyses les plus sérieuses sur la santé au travail, le sens et la qualité de l’activité professionnelle. En promouvant l’individualisation, le contrôle managérial accru, l’intensification et la précarisation subjective, tout en érodant les protections et ressources collectives, ce projet risque de générer davantage de souffrance et de démobilisation. La contradiction avec l’objectif martelé d’attractivité devient alors d’une évidence criante. On ne peut prétendre attirer et retenir des professionnels en dégradant sciemment leurs conditions de travail et la reconnaissance de leur engagement.
La CGT, en refusant ces régressions, défend bien plus que des « acquis sociaux » abstraits. Elle défend une vision du travail digne, porteuse de sens et respectueuse de ceux qui l’accomplissent. Elle plaide pour une CCUE de haut niveau [6], véritablement ambitieuse, qui s’appuie sur les meilleures pratiques existantes et les connaissances sur le travail réel, seule voie possible pour construire un avenir soutenable et désirable pour le secteur sanitaire, social et médico-social. Concrètement, la CGT porte un projet alternatif chiffré et détaillé qui incarne cette ambition : un système de classification objectif basé sur 8 niveaux de qualification, une rémunération démarrant à 2000€ bruts minimum, une reconnaissance automatique et linéaire de l’expérience professionnelle garantissant une réelle progression de carrière (visant un doublement du salaire), et le maintien essentiel des indemnités liées aux contraintes spécifiques de nos métiers (nuit, dimanche, sujétions…). Cette vision progressiste vise une couverture universelle pour tous les salariés de la branche et une véritable reconnaissance de leur engagement. Le choix qui se dessine est celui d’un modèle social : investira-t-on dans le travail et ceux qui le font, ou cédera-t-on aux sirènes d’une gestion à courte vue ?
[1] AXESS est une organisation patronale du secteur sanitaire, social et médico-social non lucratif, résultant de la fusion de la FEHAP et de Nexem. Son objectif central est la mise en place d’une convention collective unique étendue pour le secteur.
[2] Danièle LINHART – Edito – RETRAITE : Et si travailler plus longtemps n’expliquait pas tout ! – Regard sévère et poignant de Danièle Linhart.
[3] Danièle LINHART. « La comédie humaine du travail : de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale ». 2015. Érès. P. 129.
[4] Thomas COUTROT analyse en profondeur les formes de flexibilité imposées par les directions dans le cadre des transformations néolibérales du travail, notamment dans ses ouvrages Critique de l’organisation du travail (La Découverte, 1999) et Libérer le travail (Seuil, 2018)
[5] Yves CLOT. « Le travail à cœur ». 2010 . La découverte.
[6] Proposition de CCUE de la CGT
Au sujet de l’auteur de l’article
Educateur spécialisé depuis 13 ans à l’ARI, Didier Zika partage son activité entre le DITEP Le Verdier à Martigues et son engagement syndical. Il est délégué syndical central de la CGT de l’ARI et secrétaire général du syndicat.